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Interviews croisées : C.Taubira ~ F.Souami-Ferrand

Esclavage, quelle place dans la mémoire collective ?

 

(12 mai 2005)

 

Interviews croisées

Suite à l'intervention de madame Taubira, député de Guyane dans Le Monde le 9 mai 2005, Mon Oeil  a réalisée cette interview croisée virtuelle où Frank Souami-Ferrand expose sa vision en parallèle de celle de madame Taubira, avec nous l'espérons, un résultat de nature à intéresser les web-lecteurs de Mon Oeil.

(1) «Loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité» ,

(2) «Loi n°2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés» ,

(3) Chat avec Christiane Taubira 1/3,  «Esclavage, quelle place dans la mémoire collective» Le Monde, 6 mai 2005

(4) Chat avec Christiane Taubira 2/3, «Esclavage, quelle place dans la mémoire collective» Le Monde, 6 mai 2005

(7) Afrique, XVe XVIIe siècle, «ATLAS historique», France Loisirs

Frank Souami-Ferrand est historien, journaliste, c'est le spécialiste de l'histoire du site zeniouze et participe à l'élaboration d'un site web consacré à l'histoire européenne en cours de parution.


Blackpharao : Est-il normal de célébrer l'abolition (valorisant l'homme blanc) alors qu'on occulte les luttes de libération des esclaves (valorisant l'homme noir) ?

Sfth : Pensez-vous que la perception de l'esclavage soit différente selon qu'on soit issu d'une culture qui a subi l'esclavage, ou d'une culture qui l'a conduit ? Si oui, comment combler la différence ?
Jusqu'à l'adoption de la loi de 2001, on célébrait à l'occasion (centenaire, cent cinquantenaire) l'abolition.


Christiane Taubira : La reconnaissance du crime contre l'humanité déplace la problématique et la situe non plus au niveau de l'acte d'abolition, mais au niveau du crime dans sa durée et dans son ampleur. Les propositions du Comité pour la mémoire de l'esclavage concernent, conformément à la loi, une célébration non de l'abolition, mais de l'esclavage des mémoires et des abolitions. C'est dans le contenu de cette célébration que nous devons faire émerger à la fois les grands personnages qui ont mené des insurrections, ceux qui ont organisé des communautés de nègres marrons, ceux qui ont su saboter le système esclavagiste. Cela a commencé avec Toussaint Louverture et Delgrès au Panthéon. Il est temps de faire place aux femmes, comme Dandarah, Solitude, Aqualtune, Harriet Tubman, etc. L'histoire de l'esclavage est complexe. Il n'y a pas tout du long un camp qui l'a subi et un autre, homogène, qui l'a conduit. Il y eut sans arrêt des luttes et il y eut aussi de belles solidarités : d'abolitionnistes, d'ouvriers, de tisserands, de paysans. Lorsque nous enseignons la violence de cette histoire, il faut aussi enseigner ses fraternités magnifiques.


Frank Souami-Ferrand : La vision d'un camp blanc face à un camp noir correspond peut-être à une situation Antillaise mais en aucun cas à une réalité historique, fut elle circonscrite à la France. Avant la découverte de l'Amérique, le traffic d'eclave est un phénomène totalement africain et concerne aussi bien les civilisations noires qu'arabes. De fait, il y eut plus d'esclavagistes chez les Africains, plus d'esclaves aussi, et sur une période plus longue. Les Européens de leurs coté n'ont pas un vécu de l'esclavage bien que cela a aussi existé en Europe, mais de façon marginale du fait de la servitude qui permettait de disposer d'une main d'oeuvre abondante et bon marché sans recourir à l'esclavage de masse. Alors les Européens, en particulier les Français, retiennent l'abolition qui a accompagné l'avènement de leurs républiques. Il convient cependant d'avoir une vision globale de l'esclavage et de son abolition, en mêlant tout les acteurs qui y ont contribué. Et ce n'est que justice que des figures comme Toussaint-Louverture soient célébrés à cette occasion, sachant que cela valorise l'homme, sans distinction de couleur.


Princehall : Comment pacifier les relations Africains/Antillais par rapport à l'esclavage ?


Christiane Taubira : Les ingrédients de paix sont contenus dans l'Histoire. Seuls ceux qui ont une vision partielle, inexacte et sans doute idéologique de l'histoire peuvent s'amuser à inventer ou conforter des conflits entre Antillais et Africains. D'abord, parce que cela n'a pas de sens de dire qu'à l'égard des puissances européennes, on ne reconnaît pas d'hérédité dans la culpabilité des familles ou des personnes, et en même temps reprocher aux Africains d'aujourd'hui quelques méfaits ou collaborations effectués par le passé. Il y a eu, sur le continent africain, de très belles résistances dans des villages, des soulèvements de solidarité dans les villages traversés par les esclaves enchaînés conduits par leurs esclavagistes, et aujourd'hui, nous avons des luttes communes à mener pour un monde plus juste. Les Antillais ne peuvent arracher leur part d'origine africaine, les Africains ne peuvent se passer de ce que les peuples nouveaux des Amériques et des Caraïbes apportent au monde et à l'Afrique.


Frank Souami-Ferrand : C'est possible en cessant de chercher aujourd'hui des responsable à des faits achevés voila des siècles. Le monde du XVIIIè siècle n'est pas celui du XXIè. Les civilisations ont évolué, les nobles ne dirigent plus le monde, la démocratie nous apparait normale. En France, je me répette, il y a eu 1789. Cela n'est pas arrivé par hasard. Aux Africains et aux Antillais de l'intégrer.


"DES PRÉJUGÉS ET DES CLICHÉS"

BeYondeR : Que pensez-vous de cette loi qui semble vouloir établir comme fait historique le prétendu 'rôle bienfaiteur' de la colonisation, alors même que l'histoire de celle-ci n'est pas encore soldée par la République ?


Christiane Taubira : Il y a dans cette loi une révélation et un danger. La révélation, c'est la cohérence du gouvernement actuel dans son approche impérialiste du reste du monde et sa bonne conscience inébranlable sur la supériorité des civilisations européennes. En 1996, déjà, le chef de l'Etat disait que la France devait être fière de ce qu'elle avait fait dans les colonies. Il y a deux ans, le ministre de la santé voulait déjà reconnaître ce rôle positif. Même le vocabulaire du chef de l'Etat est marqué par des préjugés et des clichés. On en a eu un exemple récemment sur la Constitution européenne, lorsqu'il expliquait que si la France votait non, elle serait le mouton noir et le mauvais mouton.
Il y a quelques années, il nous avait fait une partition sur les "odeurs". C'est donc un état d'esprit. Nous devons l'affronter. Quant au danger, ce texte nous fera reculer parce que face au rôle positif de la France, je pense qu'on verra fleurir des concentrés de dégâts dévastateurs de la colonisation, avec alignement de massacres, confiscation des territoires, pillage des ressources, santé publique déplorable, etc. Au lieu d'avancer vers l'histoire-vérité, donc nuancée, on aura une guerre de tranchées d'histoires idéologiques.


Frank Souami-Ferrand  : Il est très intéressant de poser cette question à l'auteur d'une loi qui prétend elle aussi écrire l'histoire.
La colonisation est un fait historique général qui ne concerne pas que la France et pas seulement le XIXè et le XXè siècle. Que ce soient les Européens en Amérique et en Afrique, les Turcs dans les Balkans, les Arabes en Afrique et en Espagne, les Germains dans l'empire romain, les Romains en Mare Nostrum, les Grecs, Perses, Egyptiens et jusque dans la préhistoire, tout est conquête et colonisation. Elle a permis le rayonnement de grandes civilisations qui sur l'autel de l'histoire l'emportent sur les aspects négatifs de la conquête. En oubliant cela, des historiens aux motivations idéoloiques ont tenté de criminaliser la colonisation européenne qui se distingue des précédentes par le gouffre technologique, culturel, institutionnel, économique qui sépare colonisateurs et colonisés.
En corollaire, la production de richesses de ces pays s'est développée et la santé publique a été améliorée par la colonisation contrairement à ce que semble prétendre madame Taubira qui a une notion très personnelle de l'histoire-vérité . En particulier un pays comme le Zaïre serait encore aujourd'hui assis sans les exploiter sur les richesses incroyable de ses mines sans la prospection et l'exploitation mise en oeuvre à l'époque coloniale.
La fin abrupte de cette colonisation a laissé en particulier en Afrique, des nations dans un état d'inachèvement qui se paye actuellement. La loi Kert est née dans un contexte ou négationnisme et révisionnisme finissent par masquer des réalités aussi simples que l'abolition de l'esclavage qui vint en Afrique avec la colonisation. Cette colonisation a comme toutes les autres, aussi eu un rôle bénéfique, c'est tout ce que dit cette loi.
Rappelons qu'en 1962 l'Algérie voyait un habitant sur dix quitter son sol, soit un million d'individus sans espoir de retour. Cette loi est en premier lieu un hommage à ces personnes et ceux qui aujourd'hui tiennent les comptes des douleurs communautaires seraient bien inspirés de s'en souvenir.  
Cette loi évite cependant de s'égarer comme la loi de madame Taubira dans les méandres d'une réquisition judiciaire à l'encontre de quiconque.


Roni971 : Comment réagissez-vous aux polémiques récentes qui ont semblé opposer les souffrances de deux peuples ayant subi le génocide, à savoir le peuple juif et le peuple noir, et qui ont été relayées par des personnalités telles que MM. Dieudonné et Finkielkraut ?


Christiane Taubira : Cette guerre est à la fois stérile et nauséabonde. L'homme, malheureusement, sur tous les continents, a montré, en Europe, en Afrique, en Asie, aux Amériques, sa capacité à se livrer à des génocides et à des crimes contre ceux qui sont différents, mais aussi contre ceux qui lui ressemblent. Face à cette espèce d'universalité de l'horreur, je plaide pour une fraternité et pour une universalité de la vigilance, de la confiance et de la solidarité. L'une des conditions, c'est la rencontre des cultures et des histoires, le dialogue entre les peuples et les communautés.
En partageant nos récits, nous partagerons notre humanité.


Frank Souami-Ferrand : Il convient de ne pas mettre le terme génocide à toutes les sauces. Les Africains ont participé activement à la déportation des leurs, il devient difficile de parler de génocide à ce niveau. Il est incontestable que l'Afrique a payé le prix fort de l'esclavage et n'a pas trouvé les ressources en interne pour se révolter contre cela. Et ce n'est pas parce que les Européens se sont affranchis seuls de leur servage qu'ils doivent être désignés responsables de tout. Dieudonné a tiré un trait sur son passé de comique pour se lancer dans une campagne abominable à l'antisémitisme ouvertement déclaré et qui ne sert que lui même et les extrémistes de son entourage. Mr Finkielkraut ne fait que lui répondre, n'inversons pas les rôles. Concernant les Juifs soyons très clairs, il est question de gens qui ont été exterminés alors que nos parents, grands-parents et arrière grands-parent qui les ont connus sont eux toujours en vie. Ce sujet est d'une actualité brulante. Il est normal que les gens qui sont proches de ce drame, dont Mr Finkielkraut, se soucient de ne pas le voir amalgamer avec tout autre événement, qui plus est vieux de plusieurs siècles.  Donc garder à chaque événement sa place dans l'actualité ou dans l'histoire.


Amilcar : Excusez-moi, mais les luttes anticoloniales en Afrique ont été un peu plus que des soulèvements de village. Je suis étonné de vous entendre sous-estimer les résistances constantes contre les colons...


Christiane Taubira : Je répondais à une question sur la pacification entre Antillais et Africains. Je sais que cette question est fondée sur l'argument de la collaboration des Africains à l'esclavage et j'apportais en regard les solidarités plus fréquentes, plus nombreuses et plus importantes que la contribution de quelques rabatteurs africains. S'il s'agit de la période coloniale qui a suivi l'esclavage, évidemment, on n'est plus ni dans la même configuration ni dans les mêmes formes de lutte.


Frank Souami-Ferrand : Je constate qu'en vous répondant, Mme Taubira admet le fait que la colonisation a aboli l'esclavage en Afrique, "suivi" dit elle pudiquement. Quand ça ne veut pas sortir...


Brice : Sur la question du vocabulaire, ne pensez-vous pas que vous allez trop loin ? Le terme "mouton noir" n'a rien à voir avec des préjugés racistes ...


Christiane Taubira : J'observe simplement que lorsque l'on veut exprimer des choses extrêmement négatives, on parle de "mouton noir", de "trou noir", de "jeudi noir", de "septembre noir", de "frayeur noire", de "dépression noire", etc. Tant que ce sont des propos de comptoir, je n'y vois qu'une mauvaise habitude dans la langue française. Lorsqu'ils sont utilisés par le chef de l'Etat, je me sens en droit de lui demander un peu d'attention.


Frank Souami-Ferrand : On arrive à n'importe quoi. Je ne vois pas en quoi un trou noir est plus péjoratif qu'un examen blanc. A force de qualifier les gens à partir de couleurs, on en oublie l'essence même de l'humain. Si on veut parler couleur alors commençons par appeler les gens autrement que par de vagues couleurs qui ne correspondent à aucune réalité. Les références culturelles au blanc positif et au noir maléfique remontent à la nuit des temps. Par contre appeler un blanc une personne dont le tein oscille d'une pâleur rosatre à un hâle brun clair c'est une convention. De même parler de noir pour une personne qui a un morphotype africain et dont la peau est plus claire que celle d'un Indien ou d'un Mélanésien ne rime à rien, ces deux derniers n'étant par exemple jamais qualifiés de "noir". Aux Etats Unis on parle fort justement d'Afro-Américains, donc ne cédons pas à l'hystérie, pas de problème pour utiliser un terme tel que "mouton noir".


Elisa : Bonjour, pensez-vous que le livre de Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, soit encore d'actualité ? A cause de l'esclavage et de ses conséquences, reste-t-il dans la mentalité des Noirs cette idée d'infériorité plus ou moins consciente par rapport aux Blancs ?


Christiane Taubira : Oui, le livre de Fanon est encore d'actualité. Non seulement pour cela, mais aussi et surtout pour toutes ces injonctions qu'il fait à l'homme - et à l'homme tout court - de s'évader de toutes les aliénations. Il dit que la vocation de l'homme est d'être lâché. Il dit qu'il n'existe ni homme blanc ni homme noir, et que ce sont là des inventions de l'Europe. Oui, son livre reste d'une cuisante actualité, mais le sentiment d'infériorité est entretenu par des représentations et par des inégalités objectives. Nous avons notre part à prendre pour casser ces inégalités et pour nous lâcher, comme nous y invite Fanon.

zeniouze@free.fr


Frank Souami-Ferrand : Sans doute. Qu'une star comme Michael Jackson se fasse blanchir la peau et modifie son visage pour y faire disparaitre toute trace d'origine africaine est incroyable. De tous les Afro-Américains, c'est lui qui en avait le moins besoin pour exister dans société américaine. Encore accuser l'Europe de cela, c'est se priver de trouver à l'intérieur la clé de la délivrance. Celle qui ouvrira tout quand la seule différence ne sera justement plus que la couleur de la peau.

 

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